
“Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux est comme étranger à la destinée de tous les autres. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir; il travaille volontiers à leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?”
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840

Dans ce texte “prémonitoire” de Tocqueville, les hommes et les femmes sont tous égaux et semblables et ne s’occupent que d’une seule chose : trouver le bonheur en “emplissant leur âme de petits et vulgaires plaisirs“…


Il ne s’agit évidemment pas du Bonheur au sens noble du terme. Il n’y a par conséquent, dans la vision d’Alexis de Tocqueville, que peu de place dans l’âme de ces femmes et de ces hommes pour des considérations élevées telle que la justice, la responsabilité, la dignité ou la liberté qui sont abandonnées aux bon vouloir de l’autorité de tutelle et de ses représentants.

On imagine que le rôle de l’école devrait être avant tout d’instruire les hommes et les femmes de demain, de leur permettre d’accéder à la connaissance, à l’exercice éclairé d’un jugement critique, à l’intelligence de l’esprit et du cœur, à l’invention du progrès, etc…

Le but et l’action de l’école visent pourtant essentiellement de nos jours à ancrer en chaque enfant les règles de base de ce modèle de société décrit par Alexis de Tocqueville : se tenir droit, écouter les autres, accepter toute contrainte, et, par-dessus tout, obéir au professeur qui, du haut de son magistère, représente l’autorité tutélaire, accepter son jugement, son évaluation, sa notation ou sa punition, sur la base de critères non choisis, afin de recevoir une place dans la société à partir d’une évaluation souvent erronée.

L’école est le lieu où l’on tente de fabriquer, tant bien que mal, à partir d’enfants estimés sauvages, ces citoyens voués à la recherche de “petits et vulgaires plaisirs” dans ce modèle de “société idéale” qu’est devenu notre société de consommation…

Toute la difficulté est que cette évolution dangereuse paraît inévitable. Le développement perpétuel de l’Etat et d’une bureaucratie tentaculaire qui légifère et intervient jusque dans les plus petits détails de notre vie quotidienne, le chômage présenté comme une fatalité, le retard de plus en plus grand de l’entrée des jeunes dans la vie active,

l’inquiétude de la société française, première consommatrice de psychotropes au monde, les exigences sécuritaires et la judiciarisation à outrance qui en découlent, son éloignement marqué par rapport à la nature et à ses rythmes, tels sont les symptômes accablants de cette évolution qui semble pourtant vouloir s’imposer de façon inéluctable.
Le système scolaire décrit ci-dessus apparaît comme l’un des agents majeurs de cette évolution au service d’un pouvoir tutélaire qui tend à déborder largement ses fonctions régaliennes pour devenir un “pouvoir parfait”, c’est-à-dire ultra-protecteur, omniprésent, absolu et incontestable…

Faisons en sorte que notre jeunesse, dès son plus jeune âge, prenne pleine conscience de sa valeur, de son intelligence, de ses extraordinaires capacités d’invention et de création afin qu’elle puisse imaginer et mettre en œuvre les bases lumineuses d’un avenir meilleur, un avenir où le Bonheur ne se résume pas en ces “petits et vulgaires plaisirs” qu’Alexis de Tocqueville décrivait déjà de façon si prémonitoire il y a plus de 150 ans.

Joël Philippin-Stefansen