“Je me souviens…

Je me souviens d’avoir sauté allègrement d’un seul bond par dessus le cours préparatoire…
Je me souviens des religieuses de l’Ecole Fenelon de Rosendael, de la sévère et austère directrice, de la gentille maîtresse qui avait l’âge et la douceur un peu distante de ma grand-mère et qui tentait de canaliser mon trop plein de vie dans la classe de CE1 ou elle m’accueillait avec un an d’avance.

Je me souviens avec nostalgie de la plume « sergent major » et de l’odeur de l’encre violette.
Je me souviens du bonheur avec lequel je m’appliquais, dans une grande concentration, à tracer des pleins et des déliés sur de belles lettres majuscules.
Je me souviens de mes profonds regrets lorsqu’on nous a donné les premiers stylos à bille et jeté pour toujours à la poubelle de l’Histoire Scolaire les plumes, les portes plumes, les magnifiques pleins et déliés et toute l’habileté manuelle qu’il fallait acquérir pour tracer harmonieusement leurs volutes sans faire la moindre tâche ni la moindre rature.

Je me souviens de ce trou rond et vide, à la place du petit encrier de verre, sur le dessus étroit et plat de notre pupitre de classe – ce pupitre incliné sur lequel rien ne tenait et qui nous emprisonnait entre son plateau et ses pieds aussi sûrement que l’aurait fait un carcan de bois – ce petit trou rond dans lequel tombaient souvent la gomme, le taille-crayons et les autres ustensiles avec lesquels, isolé dans ma bulle et dans mon propre monde, je m’inventais des histoires et des jeux imaginaires.

Je me souviens des murs gris des salles de classe à l’école élémentaire «les Merlettes» du Pecq, des blouses grises et uniformes des élèves, des blouses grises et des visages gris des maîtres. Et je me souviens particulièrement de Monsieur G., le méchant directeur d’école.
Je me souviens de cette viande infecte que l’on nous obligeait à manger à la cantine, que je n’arrivais pas à avaler et que ma mère trouvait le soir sous forme de boulettes mâchées et remâchées dans les poches de ma blouse grise.

Je me souviens de ces leçons et de ces devoirs qui ne m’intéressaient pas ; de ces vingt lignes, cinquante lignes, cent lignes : « je ne dois pas parler en classe », « je ne dois pas oublier mon cahier de calcul à la maison », « je dois faire mes devoirs et apprendre mes leçons » ; de ces heures de retenue, le soir, qui me faisaient rentrer seul à la maison parfois à la nuit tombée.
Je me souviens de ces cahiers que le maître en colère jetait à travers la classe à la figure des élèves.
Je me souviens des mauvaises notes et des zéros qu’il distribuait comme autant de preuves de son profond mépris.

Je me souviens de ces cheveux ou de ces oreilles qu’il tirait presque jusqu’à les arracher.
Je me souviens de la douleur atroce au bout des doigts lorsqu’il s’y acharnait avec sa règle carrée en bois.
Je me souviens de ces claques données simultanément sur les deux joues qui vous assommaient à moitié et vous laissaient sourd pendant des heures.
Je me souviens d’avoir assisté à des scènes d’une grande violence, des fessées « cul nu » devant toute la classe. J’ai encore à l’oreille le choc retentissant de la main sur la peau fragile et les hurlements de terreur et de honte de l’enfant martyrisé…

Je me souviens des bandes qui semaient la violence au collège et au Lycée Paul Langevin de Martigues; du fils du pharmacien que l’on avait tellement battu qu’il s’était retrouvé dans le coma, de cet autre dont le visage était resté tuméfié d’avoir été frappé encore et encore…
Je me souviens d’y avoir accumulé des heures et des heures de colle le soir et le samedi.
Je me souviens que l’on m’y a fait redoubler ma classe de sixième et ensuite redoubler ma classe de cinquième.

Je me souviens de ma première guitare à treize ans, de ces accords, de ces doigtés, de ce «picking» que je «voyais» et déchiffrais à l’oreille en écoutant Joan Baez, Bob Dylan ou Paul Simon.
Je me souviens de cette langue anglaise que j’ai apprise en apprenant leurs chansons.

Je me souviens de mon premier «fiddle», de ma première flûte irlandaise, de la belle musique gaie et nostalgique que je jouais avec mes copains musiciens.

Je me souviens des Inventions de Jean-Sébastien Bach et des valses de Frédéric Chopin que je déchiffrais tout seul sur le piano de mes parents.

Je me souviens de toutes les chansons naïves et émouvantes que j’ai composées avec ma guitare.
Je me souviens d’avoir eu 18 en math au BEPC.
Je me souviens que l’on m’a orienté vers des études professionnelles dont je me fichais complètement.
Je me souviens qu’en classe de première « technologique » au lycée Jules Ferry de Versailles, je séchais les cours pour aller voir des artisans.

Je me souviens que, dès que j’ai pu le faire, je me suis enfui…
Je me souviens de cet atelier noirci de fumée, au fond d’une cour du vieux Paris, où André Féton, ce maître ébéniste extraordinaire, m’a accueilli en apprentissage l’année de mes 17 ans.
Je me souviens d’avoir coupé mes cheveux très court pour que, penché sur mon établi, ceux-ci ne me tombent pas dans les yeux.

Je me souviens de la fatigue extrême des premiers mois d’atelier, de cette merveilleuse planète sur laquelle j’ai débarqué, de toutes les richesses infinies que j’y ai découvertes.
Et je me souviens de la tête ahurie de monsieur B., le Directeur de l’Apprentissage à la Chambre des Métiers de Paris, lorsque, au deuxième mois de mon apprentissage, j’ai déboulé dans son bureau un beau matin pour lui annoncer que je n’irai plus jamais, mais alors plus jamais, m’enfermer dans son école.
C’était au siècle dernier… Ce siècle a vu l’ « Instruction Publique » devenir l’« Education Nationale »…

Il ne s’agit plus d’Instruire mais d’Eduquer le parfait citoyen de demain. La violence n’y est plus la même qu’avant, elle s’est en quelque sorte modernisée : elle est plus insidieuse et sournoise, elle n’est plus physique et c’est sans doute pire, elle est morale. La violence physique entraîne chez les enfants le rejet, la détestation et la révolte. La violence morale est, sur le long terme, beaucoup plus dangereuse car elle provoque le plus souvent apathie et renoncement quand ce ne sont pas de graves anomalies ou même des maladies psychiques incurables.

Le but est néanmoins toujours le même et il est plus actuel que jamais : éteindre autant que possible toute velléité d’indépendance, toute originalité, toute créativité, tout attrait pour la Différence, faire en sorte que la plus grande majorité se case dans le moule collectiviste du citoyen idéal, celui qui ne rue pas dans les brancards, celui qui se tait et qui, comme un âne, à la carotte et au bâton, va gentiment où on lui dit d’aller et fait volontiers ce qu’on lui dit de faire, tout cela si possible en silence et avec le sourire…
Mon expérience, je la puise dans le rejet de cette profonde adversité scolaire, dans la révolte, dans le formidable épanouissement que j’ai ensuite pu trouver dans le monde méconnu des métiers d’art. Je la puise aussi dans l’enseignement depuis plus de vingt ans, à de nombreux élèves et stagiaires, des vastes connaissances que nécessite l’exercice de mon métier.

Avec Sylvie Rousseau-d’Esclaibes, nous allons construire une école différente où chaque élève, dans son individualité, aura la possibilité de détecter, mettre en pratique et faire fructifier tous ses dons, tous ses potentiels, toutes ses différences, cela au sein d’un environnement heureux, calme, serein et studieux.
Cette école ouvrira ses portes en septembre 2012.”
Joël Philippin-Stefansen http://www.stefansen.fr