~ Il était une fois…

« Ne fait pas du bon pain qui veut… »

 Il était une fois un maître boulanger qui s’appelait Sylvain et qui faisait le meilleur pain de toute la région.

Les gens venaient de très loin pour acheter son pain délicieux. Certains choisissaient même de s’installer dans le village avec leur famille pour pouvoir profiter de ce bonheur quotidien. Sa boutique ne désemplissait pas. Les clients se pressaient pour se remplir les yeux des belles couleurs ambrées, pour s’imprégner des odeurs enivrantes, se délecter du croustillant des belles croûtes dorées et se lécher les babines à l’idée de dévorer la pâte succulente.

Le génie du bon pain.

Sylvain avait un don de créateur. Il avait le génie et la passion du bon pain.

Les années passèrent et la petite boulangerie s’agrandit. On fit construire un nouveau bâtiment et celle-ci devint une grosse fabrique avec des centaines de clients. On venait de toute la contrée et parfois même de l’étranger pour déguster le bon pain croustillant de Sylvain. Bon nombre de compagnons et de commis accumulaient les fournées de l’aurore jusqu’au soir. Sylvain leur donnait un bon salaire bien supérieur aux usages de la corporation. Ils jouissaient de beaucoup d’avantages, de pains quotidiens et de pâtisseries gratuits pour leur famille, et même, pour certains, de logements spacieux au dessus de la boutique.

Des petits pains pour les enfants.

Sylvain avait une âme d’humaniste. Il adorait son métier qui lui permettait de donner du bonheur au gens et particulièrement aux enfants. Alors, souvent, il donnait son pain gratuitement. Ou bien il le vendait à crédit et oubliait de se faire payer. Et comme il adorait tous les enfants, il ne manquait pas une occasion de leur distribuer à foison ces délicieux petits pains au miel dont il avait le secret et qu’ils engloutissaient à pleine bouche avec des cris de joie.

Avec toutes ces libéralités, les affaires de la boulangerie étaient parfois difficiles. Sylvain s’en inquiétait beaucoup. Mais son bonheur était que tout son petit monde soit content.

Malheureusement un jour funeste amena de sinistres visiteurs à la boutique.

De sinistres visiteurs.

Insensibles aux étalages de succulents pains dorés et savoureuses pâtisseries, ils prirent leur grosse voix et ordonnèrent à Sylvain de payer sur le champ plusieurs années d’arriérés d’impôts sur la farine, sur le beurre, sur le sucre et le lait… Ils ajoutèrent la taxe du dixième sur les salaires des compagnons que le brave boulanger avait omis de payer.

Tout imprégné qu’il était du bonheur simple de donner le meilleur de son pain au plus grand nombre des gens de son village, Sylvain n’avait pas lu Adam Smith et sa « parabole du boulanger ». Alors les hommes de loi décidèrent que la boulangerie serait fermée et tous ses biens vendus à l’encan pour rembourser les dettes.

Un riche entrepreneur.

Sylvain essaya bien de trouver un riche entrepreneur qui lui permettrait de continuer à faire son bon office au quotidien. Mais les compagnons et commis s’étaient mis en tête de reprendre la boulangerie pour leur propre compte. Ils dirent à l’entrepreneur qu’ils voulaient bien de lui et de son argent mais qu’ils seraient désormais leurs propres maîtres et qu’ils ne voulaient plus de Sylvain. L’entrepreneur n’était pas bête. Il savait bien que le succès de la boulangerie reposait sur le génie de Sylvain. Alors il s’en alla bien vite et disparut comme il était venu.

De pleins paniers à emporter…

Sylvain fut très triste de voir ses compagnons se détourner de lui. Il découvrit même que certains avaient caché de la farine, des oeufs et du beurre dans un placard secret. D’autres s’apprêtaient même à emporter en catimini de pleins paniers de ces délicieux petits pains au miel dont il avait fait sa spécialité.

Plein de désillusion et rempli d’amertume, Sylvain essaya tout de même de contacter certains de ses clients qui étaient dans les affaires en espérant que ceux-ci pourraient se réunir pour reprendre les choses en main. Il leur fournit même ingénument la liste de tous ses clients.

Une affaire rentable…

Ces messieurs se mirent alors à compter. Ils firent de grandes additions de belles miches de pain, des multiplications de succulents croissants et savoureux gâteaux, des rapports savants de sacs de farine, de levain et de mottes de beurre… Ils comptèrent la longue liste des clients de Sylvain et conclurent en se léchant les babines, la narine palpitante, que l’affaire serait vraiment  rentable pour peu qu’elle soit bien menée.

Ils décidèrent alors d’abandonner froidement le brave Sylvain à ses dettes et à son amertume. Ils déplacèrent l’affaire à quelque distance, achetèrent à cent sous le matériel de la boulangerie vendu à l’encan, reprirent la plupart des compagnons et commis, embauchèrent un nouveau boulanger et, déroulant avec gourmandise les longues listes de clients que le brave Sylvain leur avait fournies, détournèrent sans vergogne la clientèle vers leur nouvelle boutique.

C’est ainsi que les enfants furent privés de leurs délicieux petits pains au miel. C’est ainsi qu’il n’y eut plus de bon pain ni de bonnes pâtisseries dans le village.

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Sylvain s’est couché dans son pétrin vide. Il est tout malheureux. Il pleure. On lui a tout pris. Plus de paillasse. Plus de fournil. Plus de clients…

Plus de paillasse, plus de fournil…

Heureusement il n’est pas homme à tout abandonner au triste sort. Sa passion, c’est le bon pain, celui qui dore au four et qui croustille sous la dent, celui qui parfume délicieusement la boutique, celui qui fait briller les yeux des enfants et donne du bonheur quotidien aux gens. Il ne sait pas faire autre chose. Mais cela, il le fait vraiment très bien.

Alors, Sylvain, malgré sa souffrance et son amertume, décide de tout mettre en œuvre pour rouvrir une boulangerie dans son village. Son seul rêve est de pouvoir s’adonner à nouveau à son art et à sa passion en retrouvant la joie de contempler chaque jour dans sa boutique le sourire gourmand des enfants et celui, satisfait, de leurs parents.

Ne fait pas du bon pain qui veut…

Ne fait pas du bon pain qui veut… Il y faut de la passion. Il y faut de l’amour. Il y faut du talent et de l’expérience.

Les hommes d’affaires emploient un nouveau boulanger. Mais les clients et surtout les enfants font bien la différence. Ils ont la nostalgie de Sylvain, de son bon sourire généreux, de ses petits pains croustillants et de ses gâteaux dorés. Certains commencent à revenir le voir. Ils lui font des signes d’amitié. Ils lui disent de sécher ses larmes. Ils l’encouragent. Beaucoup lui disent leur impatience de pouvoir à nouveau s’enivrer de la délicieuse odeur de son bon pain frais.

Quelques mois ont suffi pour que la nouvelle boulangerie voie sa clientèle décliner. Le capital s’amenuise. Les hommes d’affaires ont pourtant beaucoup compté, additionné et multiplié. Ils ont misé avec gourmandise sur de gros tas de petits pains et de confortables profits. Mais ils ne pourront jamais offrir du si bon pain que Sylvain.

La secte de farinologie…

Alors les hommes d’affaires commencent à se courroucer. Ils accusent Sylvain de médisance, ils disent qu’il va couper sa farine avec du riz, ils disent qu’il va remplacer le bon beurre frais par de l’huile de colza, ils prétendent même qu’il fricotte avec la méchante secte de farinologie et qu’il va sûrement empoisonner tous les petits pains au miel destinés aux enfants du village.

Mais que peuvent la médisance et la calomnie contre le talent et la passion ?

Du bonheur quotidien aux enfants…

Lorsque ceux-ci sont doublés d’une grande honnêteté, d’une grande force de travail et d’une longue expérience, ce sont eux qui font la différence et ce sont eux qui ont fait de Sylvain ce qu’il est : un génial boulanger qui sait exactement comment faire pour donner du bonheur quotidien aux enfants et à leurs parents.

Pour certains, l’adversité est une force. Sylvain est de ceux là. C’est la passion qui le guide. Dans l’action, il a retrouvé le sourire. Il reconstruit sa boulangerie et on peut lui faire confiance : dans sa nouvelle boutique toute repeinte à neuf, ses pains seront encore plus beaux, ses croissants encore plus succulents, ses pâtisseries encore plus savoureuses qu’avant…

Joël Philippin-Stefansen

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